By Hervier

Pour les universités, le plus grand événement politique de ce début de siècle[1] est, par l’étendue de ses conséquences, la loi LRU d’août 2007, qui reste attachée au nom de la ministre Valérie Pécresse (2007-2011) sous le gouvernement de Nicolas Sarkozy. Cette loi relative aux « libertés et responsabilités des universités » instaurait ce qu’on appelle souvent l’autonomie des universités. Sous couvert d’autonomie, il s’agissait de réduire la part de l’Etat dans le budget global et donc de rendre les universités plus dépendantes de subsides extérieurs d’une part. Sous couvert de décentralisation, il s’agissait d’une recentralisation autour d’un président aux pouvoirs renforcés, accompagnée d’une mise en concurrence de ces universités.

Comme l’avaient prévu les opposants au projet (et comme le reconnut Valérie Pécresse dix ans plus tard), de graves problèmes financiers s’ensuivirent, certaines universités étant au bord de la faillite à l’époque où exerçait le nouveau et éphémère ministre Laurent Wauquiez (2011-2012). Pour y pallier, et comme pour amender la mise en concurrence, le gouvernement de François Hollande voulut favoriser le rapprochement des universités en 2013 par la loi « Fioraso », du nom de la ministre Geneviève Fioraso (2012-2014), politique poursuivie par son successeur jusqu’en 2017. Mais cette politique du fait accompli, qui ne touchait en rien à la LRU, porta d’autant moins ses fruits qu’elle s’accompagnait d’une baisse constante de la participation de l’Etat. La mise en concurrence des universités portait également un rude coup à l’égalité des territoires, là où la main de l’Etat pouvait au moins réduire les inégalités de structure.

L’arrivée au pouvoir du gouvernement Macron, avec comme ministre de l’enseignement supérieur l’ancienne présidente d’université Frédérique Vidal, ne devait rien changer au tableau. Sarkozy, Hollande, Macron sont les noms d’une même politique – le meilleur signe étant que le ministre de l’Education nationale sous Macron était déjà le directeur de l’enseignement scolaire sous Sarkozy. L’université continue surtout à payer les pots cassés de la loi LRU. Autant, quand il s’agit d’allonger l’âge légal de la retraite, on affirme qu’il est « logique » de travailler plus longtemps si l’on vit plus longtemps ; autant, nul ne défend la « logique » qui consisterait, quand le nombre d’étudiants augmente massivement, à ce que l’Etat augmente ses dotations de façon proportionnée. Comme on le voit, la fameuse logique est une pure idéo-logique qui sert à l’Etat à faire passer la pilule de l’austérité, mais jamais à assumer ses responsabilités régaliennes.

C’est en partie pour cacher la misère, pour endiguer l’explosion démographique liée à l’arrivée de la génération du baby-boom, que fut promulguée la loi ORE de 2018, avec l’introduction de la plate-forme Parcoursup pour gérer – et réduire – les admissions des bacheliers à l’université. Une nouvelle solution fut avancée : la hausse des frais pour les étudiants étrangers. Mais le serpent libéral se mord parfois la queue : non seulement le Conseil constitutionnel ne voyait pas d’un très bon œil une réforme discriminante envers les étrangers, mais la loi LRU sur l’autonomie laisse désormais aux universités une marge de manœuvre, qui permit à de nombreux présidents de vider de son contenu… la réforme de l’Etat central.

Le paradigme comptable a donc inoculé deux pathologies : d’une part, il tourne à l’obsession quand il s’agit de réduire la part de l’Etat ; d’autre part, il mène à la schizophrénie quand soudain, l’Etat déplore que ces universités sans budget ne soient pas « performantes » dans les classements internationaux, ni « attractives » pour les étudiants étrangers. Non qu’il faille avoir le culte du classement de Shangaï : depuis longtemps, de nombreux chercheurs ont montré l’imposture des critères retenus. Mais il est clair que la hausse des frais pour les étudiants étrangers ne peut qu’accélérer le déficit d’image de l’université française, et ne peut qu’accroître les difficultés, reconnues de longue date, d’étudiants extérieurs à l’Union européenne.

Les étudiants français ne sont guère mieux lotis, comme l’a rappelé la récente immolation, en novembre 2019, d’un étudiant en… sciences politiques. Il réveillait la vieille idée d’un salaire étudiant, et alertait de façon tragique sur l’appauvrissement généralisé d’une population étudiante de plus en plus contrainte à travailler pour financer ses études. Le paradoxe est terrible : l’université qui devait être un préalable à la vie professionnelle en est désormais la concurrente et la victime, dès lors que les horaires de travail empiètent sur les horaires d’étude. Il faudrait encore dire un mot de la baisse drastique du recrutement d’enseignants-chercheurs dans les universités. Dans les disciplines de lettres et sciences humaines, le gel des postes fixes (maîtres et maîtresses de conférence) est contrebalancé par le recours à des vacataires d’enseignement, payés « à l’heure »… mais souvent avec plusieurs mois de retard ; cette main-d’œuvre corvéable à merci vient faire l’appoint pour satisfaire à une politique budgétaire irresponsable. Tant pour les étudiants que pour les enseignants, la « logique » voudrait que l’Etat investisse dans tous les domaines où on le voit, d’année en année, se retirer.

Autrement dit, non seulement la fin est mauvaise, mais les moyens eux-mêmes ne sont pas adéquats à la fin. Or l’ironie du sort tient à ce que c’est sur leur propre échec que capitalisent les libéraux, comme l’expliquent les sociologues Romuald Bodin et Sophie Orange : « Ces réformes, en prônant l’autonomie des établissements et le désengagement financier de l’État, ont conduit à générer souvent (à renforcer parfois) de très nombreuses difficultés budgétaires et de fonctionnement. Or ces dernières viennent ensuite, à leur tour et, si l’on veut, à rebours, légitimer à nouveau ces mêmes réformes. » Plus on appauvrit le malade, plus on prétend qu’il faut faire des économies sur sa santé.

Mais le pire est à venir. La loi de programmation de recherche prévoit des attaques sans précédent qui pourraient achever le malade : suppression du Conseil national des universités, suppression de la référence à un taux horaire fixe, modulation de services qui permettra de ne plus payer les heures complémentaires des enseignants, multiplication de contrats précaires de vacataires d’enseignement au détriment de postes fixes[2]… Cerise sur le gâteau, le gouvernement prévoit de faire passer ce paquet à l’intérieur de la loi de réforme des retraites, qui devrait elle-même faire perdre autour de mille euros par mois aux enseignants.

En cela, les problèmes de l’université ne font que refléter ceux du système global – le désastre intellectuel et moral d’une pensée du chiffre qui interdit toute réflexion sur le long terme et nécessite, à chaque coup, une série d’ajustements dans l’urgence. Chaque réforme est une étape de ce que le philosophe Quentin Meillassoux appelait dès 2009, au cœur même des affrontements autour de la loi LRU, l’« ère du régrès », une résurgence du paupérisme, pour reprendre un mot du XIXe siècle qui s’applique désormais à notre temps. Le salut ne pourra venir que d’une vision politique globale et ambitieuse, complètement affranchie des courtes vues comptables, c’est-à-dire qui sache discerner les impasses mortelles où nous engagent ces dernières.


[1] Nous ne mentionnons pas la loi de réforme LMD (qui réorganise le cursus en Licence/Master/Doctorat) de 2003, d’abord parce qu’elle s’inscrit dans une logique européenne, mais surtout parce que son implication idéologique et politique est nettement plus limitée : elle a donné lieu à des systèmes bien différents selon les pays.

[2] Les différents rapports se trouvent sur le site du collectif « Sauvons l’université », actif depuis 2007.